International audience Plutôt que de penser l’œuvre d’art en termes de beauté, Alfred Gell propose de la penser à l’intérieur d’un réseau de relations entre agents et patients, qui chacun manifestent par l’intermédiaire de l’œuvre une certaine intentionnalité (agency). La théorie anthropologique de l’art que Gell établit dans cet ouvrage a une vocation universelle (ch.1) : il s’agit moins en effet de relativiser notre système occidental de l’esthétique que de se rendre sensible aux mécanismes de l’intentionnalité, présent dans tout art, des ignames décorés de Nouvelle-Guinée à la Joconde et aux peintures de Picasso. Pour universelle qu’elle soit, cette théorie demeure bien anthropologique : envisager correctement l’œuvre d’art implique qu’on s’intéresse au contexte de sa production et de sa circulation ; c’est pourquoi Gell entend produire pour l’art ce que Mauss ou Levi-Strauss ont fait pour la théorie de l’échange et de la parenté. Gell emprunte à la linguistique d’Eco et à la sémiotique de Pierce, sans pour autant se plier à leurs principes interprétatifs, les principaux termes qui entrent en jeu dans une combinatoire propre à l’objet d’art : l’indice (l’objet lui-même), l’artiste, le destinataire, et le prototype (ch. 2). Le « réseau de l’art » (art nexus) désigne ainsi l’ensemble des relations qui font qu’un objet d’art est reconnu comme tel par les différents acteurs sociaux (ch.3). Une œuvre d’art est donc la cristallisation d’intentionnalités diverses. La place de l’indice dans le réseau de l’art, sa forme et son contenu (ch. 4 à 6) témoigne de la diversité des modes de transaction qui caractérisent l’objet d’art. Il fallait donc puiser dans la psychologie cognitive contemporaine (C. Denett) pour étayer une nouvelle épistémologie de l’art, où le concept d’esthétique se voit remplacé par celui d’intentionnalité. Les attitudes que nous avons face à ces objets personnifiés gagnent ainsi à être comprises en les rapprochant des systèmes de causalité de la magie ou de la sorcellerie (ch 7). À travers l’objet d’art, nous inférons la présence d’une personne disséminée (distributed person), fasciné que nous sommes par les séries de métamorphoses par lesquelles l’agent est passé. La théorie anthropologique de l’art que Gell entend construire déplace les termes de l’esthétique occidentale (dont le concept de style, au ch. 8), et le fruit ce déplacement est double : il s’agit d’abolir les frontières théoriques entre l’art « ethnographique » des musées et celui, bien vivant, qui est produit et circule dans les sociétés ; mais l’objectif est également de trouver la trame cognitive commune à Mona Lisa et aux proues de navire mélanésiennes : l’objet d’art, dans toute culture, a un certain pouvoir de fascination, et on ne le comprend qu’en saisissant l’ensemble des interactions sociales qui président à son émergence.